Entretien avec Yves Jamet

Yves JametPratique en temps de COVID : interview d’Yves Jamet, professeur de Karaté de l’association Lutèce Karaté-do

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(Q) Pouvez-vous vous présenter ?

(R) Je m’appelle Yves Jamet et je suis professeur de Karaté depuis le début des années 1990. J’ai commencé cette discipline en 1984, à l’époque j’avais 14 ans. Actuellement je suis 6e dan, brevet d’état 2e degré et depuis le mois de septembre 2020 je suis responsable combat Comité départemental Paris de Karaté.

Je suis professeur auprès de différents organismes à Paris et en région parisienne(1), dont le club où j’ai débuté le Karaté et la structure Lutèce Karaté-do que j’ai créé. J’ai un parcours de Karatéka pratiquant durant lequel j’ai fait des compétitions kata et combat. Pour moi, la compétition reste liée au Karaté si elle est bien abordée et qu’elle permet au pratiquant de progresser.

Mon professeur initial est Nicolas Boulassy, c’est lui qui m’a accueilli au dojo quand j’ai poussé la porte en 1984. C’est aussi lui qui m’a fait grandir en tant que Karatéka et en tant qu’homme puisque pour moi tout est lié en Karaté. J’ai eu d’autres professeurs sur les conseils de Nicolas qui m’ont fait travailler plus spécifiquement certains aspects du Karaté. Mes professeurs actuels sont Serge Chouraqui et Jean-Louis Morel qui sont deux experts en Karaté en France.

Je suis également parti à trois reprises au Japon pour m’entrainer. Dans ma pratique, j’essaye de mettre en place un style de Karaté qui est celui que j’ai trouvé au Japon et auquel était rattaché mon premier professeur. Cette école au Japon est un style qui s’appelle SKIF(2) qui est le style qu’a créé le maître de Karaté Hirokazu Kanazawa qui est une des références en Karaté et qui est décédé l’année dernière, en 2019. C’est un des maîtres principaux de Karaté. Je me suis également entraîné à chaque fois chez Maître Yahara.

Comme autre pratique sportive, j’ai fait de la course à pied (deux fois le marathon de Paris). C’était lié au Karaté, je voulais savoir si mentalement, sans avoir une préparation spécifique (j’avais quand même couru régulièrement avant le marathon) j’arrivais à tenir sur une distance de 42km195. J’ai fait ça deux fois. Avant j’ai fait de la natation et beaucoup de basket. J’étais dans un bon club, le PUC (Paris université club). Arrivé en Junior on était inscrit aux championnats de France donc il fallait partir tous les week-end... J’avais commencé le Karaté depuis 3 ans à peu près et je ne pouvais pas faire à la fois la compétition de basket et l’apprentissage du Karaté, c’était l’un ou l’autre. J’ai choisi le Karaté.

Yves Jamet et ses élèves lors d'un salut au dojo Tenchi(Q) Pouvez-vous nous présenter votre association Lutèce Karaté-do ?

(R) Lutèce Karaté-do est une association loi 1901 que j’ai créée dans les années 90 pour pouvoir travailler avec la ville de Paris et surtout regrouper mes élèves compétiteurs. Au départ, j’avais des élèves qui pouvaient se retrouver les uns contre les autres parce qu’ils ne faisaient pas partie du même club. Il fallait que je puisse les regrouper au sein d’une même unité pour qu’on puisse faire des compétitions sous la même bannière.

Lutèce Karaté-do a aussi permis de créer deux emplois et c’est quelque chose dont je suis fier. Yamina(3) et moi y travaillons à temps partiel. Ensemble, on fait fonctionner l’association avec une trentaine d’heures de cours données par mois, en plus des heures qu’on donne dans les autres structures.

Nous avons à peu près 300 élèves, avec deux tiers d’enfants et un tiers d’adultes. Il y a des gens que je vois très souvent et qui sont là depuis très longtemps. Je connais mes élèves les plus anciens pratiquement depuis que j’ai commencé à enseigner le Karaté. Il y a un groupe qui est très soudé et qui partage beaucoup de valeurs, dans le dojo et en dehors. Cela fait qu’on est relativement uni et fort. Parce que souvent on est obligé de se battre pour obtenir des choses donc plus on est nombreux, mieux c’est.

Pour moi, c’est important d’être soudé et de rester dans cet esprit-là. Je conçois le Karaté comme cela. Les gens qui viennent consommer, ça ne m’intéresse pas. Le Karaté est un tout, on partage des valeurs et on se fait progresser mutuellement.

Mes élèves me font progresser, techniquement, pédagogiquement, humainement, et l’inverse est aussi vrai, j’espère. C’est ça qui est important.

De plus en plus, on considère dans les structures municipales, notamment de la ville de Paris ou autre, que le Karaté est une animation. Tout cela participe à une logique de consommation. Pour moi, en cours de Karaté, on ne vient pas consommer, on vient échanger, c’est différent. Ceux qui ne comprennent pas cela généralement ne restent pas. Il n’y en a pas beaucoup mais ça arrive quand même.

Pratique au dojo Tenchi

Lutèce Karaté-do nous permet d’appuyer sur l’aspect compétition et sportif de notre pratique mais aussi de faire des stages et des locations de salle. Elle nous a permis de rencontrer des partenaires comme Tenchi.Je donne des cours au dojo Tenchi le mercredi matin et quand il y a des possibilités de stage. J’ai découvert Tenchi avec un élève dont la femme était pratiquante d’Aikido. À l’époque je cherchais une salle pour faire cours le mercredi matin, et avec la mairie de Paris ce n’était pas possible et trop compliqué. J’ai rencontré Julien et Paul, on a vu qu’on était sur la même longueur d’onde et on a démarré comme ça. C’était dans l’ancienne salle de Tenchi, au 39 boulevard de Strasbourg. Tenchi a permis des rapprochements Karaté-Aikido au niveau des personnes et de la pratique martiale.

Quand je fais des stages à Tenchi, cela me permet quelque chose qui me tient beaucoup à cœur : faire des prix libres pour les pratiquants. Je ne veux pas que des gens soient empêchés financièrement de venir au Karaté et aux stages. À partir de là, il y a une enveloppe et chacun donne ce qu’il veut à la fin du cours. Globalement je m’y retrouve et je trouve que c’est une très bonne façon de fonctionner. Mais c’est possible quand on travaille en confiance avec Tenchi par exemple, et mes élèves : j’ai confiance en eux, ils ont confiance en moi. Avec la mairie de Paris ou les autres clubs où je suis, ce serait plus difficile.

(Q) Comment avez-vous fait face aux restrictions liées à la crise du COVID-19 ?

(R) Dans un premier temps j’ai fait beaucoup de vidéos à destination des différents publics : enfants, compétiteurs, adultes, débutants ou gradés. Du fait d’avoir un groupe soudé, j’ai pu garder le lien avec la plupart de mes élèves. Pour ceux que je connais moins, j'avais les adresses mails et je prenais des nouvelles en envoyant des vidéos. J’ai beaucoup fonctionné là-dessus jusqu’au premier déconfinement au mois de mai quand on a eu à nouveau le droit de sortir dans les parcs et de s'entraîner. À ce moment-là j’ai privilégié les cours en extérieur, avec les restrictions du nombre de personnes etc. Ça allait parce que c’était la période printemps-été. Au deuxième confinement, celui du mois d’octobre, j’ai fait des cours en extérieur pour les adultes quand c’était possible. Et quand ce n’était plus possible j’ai fait les cours en visio.

Les restrictions ont évidemment beaucoup affecté la pratique. J’ai pu faire beaucoup moins de cours qu’en temps habituel. Cela m’a permis de laisser le corps se reposer, ce n’est pas négligeable, je l’ai senti. L’impossibilité de pratiquer dans les dojos m’a permis de travailler différemment. Quand on travaille sur vidéo ou sur visio ce n’est pas la même chose que quand on travaille en présentiel, en réel, avec les élèves.

Photo de groupe après une compétition

Au niveau des compétitions de Karaté, tout est arrêté jusqu’à fin janvier officiellement. Cet arrêt aurait agi sur la motivation de notre club si on avait été axé uniquement sur la compétition. Pour les clubs de compétition je pense que ça va poser un problème. Pour nous non parce que la compétition est considérée comme un moyen de progresser en Karaté. On peut avoir l’impression qu’il y a des membres du club qui sont focalisés sur la compétition actuellement.

Mais c’est parce qu’ils sont dans une période où ils peuvent progresser en compétition et gagner des titres, faire du podium etc., et c’est ponctuel.

Cela va durer un temps et ils savent très bien qu’après ils vont revenir à un travail plus traditionnel. Et ce travail traditionnel est l’objectif. La compétition les aide à progresser dans ce Karaté. Donc la motivation sera toujours là et elle est intrinsèque au Karaté. Ce n’est pas une motivation de gagner des titres et des médailles. Même si on en a besoin quand on va en compétition parce qu’il faut se donner les moyens de réussir. Mais ce n’est pas l’objectif final. Surtout pour les enfants pour qui mon objectif est la pédagogie et leur développement, autrement dit, le Karaté en tant qu’élément du développement de l’enfant.

À propos des passages de grades : pour les enfants, cela ne va rien changer à partir du moment où ils ont fait l’effort soit d’assister aux cours en visio soit de suivre les vidéos envoyées. De toute façon le passage de grade avec les enfants, pour moi, ce n’est jamais un résultat brut mais la matérialisation des efforts qu'ils ont produit, par exemple pour réussir à réaliser ou pas un Kata. Ce qui m’intéresse est comment ils font pour y parvenir, et s’ils ont fait des efforts ou non.

Pour les adultes, ce sera différent parce que les passages de dan ou ceintures noires sont reportés. Des départements continuent les passages de grade, officiellement on a le droit puisque ça rentre dans le cadre de la formation. La plupart des départements ne le font pas, à Paris on ne le fait pas. (Début décembre il y a eu les passages de 6e dan à la fédération française de Karaté). Mais les adultes sont suffisamment mûrs pour comprendre qu’ils ne pratiquent pas pour passer un grade. Les anciens se souviennent de la période des années 90 durant laquelle il n’y a pas eu de passage de grade pendant environ deux ans. Le ministère de la jeunesse et des sports avait retiré leur agrément ministériel à la fédération française de Karaté en lien avec le président de l’époque. J’étais d’ailleurs en train de passer mon 4e dan et j’ai donc attendu comme tout le monde. On a évidemment continué à s'entraîner et à pratiquer.

(Q) Que pensez-vous de ces outils (vidéo et visio) dans votre pratique ?

(R) Cela va faire deux mois qu’on fait des cours en visio et je m’aperçois que la plupart des élèves qui suivent ces cours ont beaucoup progressé techniquement. C’est factuel, je le vois. Je me suis demandé pourquoi et comment. Si je suis en cours et que je dis à un élève "regarde tu ne montes pas assez ton genou pour faire ton coup de pied" ou "regarde ton pied s’écarte avant que tu n’avances" l’élève me fait confiance mais ne s’en rend pas forcément compte de lui-même. Quand je fais un cours en visio, l’élève se voit à l’écran. Donc si je lui dis "ton genou ne monte pas assez" ou "ton pied bouge au démarrage" je vais lui dire, il va regarder, le constater et il va s’autocorriger. Cela nous permet de gagner du temps. Au niveau pédagogique c’est très intéressant parce qu’on progresse tous grâce à ça. C’est un des points positifs de la visio. Mais le problème est le manque de contact direct. La visio ça va un temps ou de temps en temps, mais il faut le contact aussi.

Cours en visioconférencePar rapport à l’utilité de la visio et de l’effet miroir qu’elle permet : j’avais déjà commencé, pour un travail spécifique de compétition, à filmer les compétiteurs que ce soit en kata ou combat, pour qu’ils voient eux-mêmes leurs défauts. Je sais depuis longtemps qu’en voyant ses défauts on gagne beaucoup de temps.

Mais il faut faire attention à ce que les personnes soient d’accord pour être filmées. Et psychologiquement ça peut poser des problèmes parce qu’on se voit à un certain niveau et la vidéo ne pardonne pas. Certains vont descendre un peu de leur piédestal parce qu’ils vont se voir pratiquer différemment de ce qu’ils pensaient être. Le travail en vidéo peut-être intéressant pour cela, même plus tard quand on pourra s'entraîner normalement.

(Q) Avez-vous adapté votre pratique aux différents publics à qui vous enseignez ?

(R) L’outil en lui-même est le même, c’est au niveau de la pédagogie que c’est différent. Effectivement, mon travail va être axé différemment en fonction des publics.

Pour les enfants, pour qu’ils gardent leur motivation, c’est très important de faire la démarche de se déplacer dans le dojo. Surtout quand ils sont petits (on les prend à partir de 5-6 ans), ils viennent dans une salle où il y a des tapis et la première chose qu’ils font est de se jeter dessus comme s’ils allaient dans une piscine. C’est important pour eux : une belle salle avec des tatamis les aident à être sérieux et content de venir. Chez eux, ils n’ont pas cet aspect-là. Il faut trouver un maximum d’exercices pour qu’ils tiennent 45min 1h tout seul chez eux et éventuellement avec leurs proches à côté. Cela oblige forcément à travailler différemment.

Pour les compétiteurs combat ou ceux qui préparent des passages de grade, c’est encore autre chose. La question est : comment faire pour qu’ils perdent le moins possible tout en étant dans un espace réduit ? Il faut trouver des exercices qui leur permettent de garder leurs acquis.

Ça ne peut pas être comme un cours au dojo, obligatoirement on doit s’adapter. Les élèves aussi, mais surtout moi, dans ce que je vais leur proposer.

Photo de groupe au dojo Tenchi(Q) Après la crise, quelles sont les perspectives que vous envisagez pour la pratique du Karaté en général et pour votre association en particulier ?

(R) L’avantage par rapport au dernier confinement est que je sais comment faire des cours en visio, ce que je ne savais pas au mois de mars/avril. Maintenant j’ai cette expérience, je sais que c’est possible et qu’il y a moyen de limiter la casse et de conserver une motivation. Si un nouveau confinement a lieu, je serai un peu plus détendu mais j’espère que ça ne se reproduira pas.

Pour mon association Lutèce Karaté-do je suis un peu dans le flou et la réflexion actuellement. Cela dépend aussi de Tenchi et du changement de salle prévu. Mon objectif à court et moyen termes est de pouvoir, soit seul soit avec un ou deux partenaires, avoir mon propre dojo, ma propre salle. Pour pouvoir faire des stages et adapter les tarifs en fonction des situations, ce qu’il n’est pas possible de faire dans des salles municipales ou privées. Nous souhaiterions un lieu qui permette à chacun des partenaires de développer son activité et sa discipline dans le respect mutuel de chacun.

Par rapport à la reprise après l’expérience de la distanciation sociale ... obligatoirement cela aura un impact. Mais cela dépend aussi des relations qu’entretient chacun avec ses élèves. Pour moi, à partir du moment où on aura le droit de s'entraîner ensemble, ceux qui acceptent de travailler avec contact pourront travailler avec contact, et ceux qui ne le veulent pas travailleront sans. On est suffisamment intelligent pour voir cela entre nous et accepter les différentes formes. On s’adapte à la réglementation et on fait ce qu’on estime juste de faire du moment que cela ne nuit à personne.

Pratique au dojo TenchiQuant au développement du Karaté en général et ses perspectives : le Karaté était une discipline olympique à Tokyo et je trouvais ça très bien parce que c’est une vitrine qui montre une partie du Karaté et peut attirer beaucoup de gens dans les clubs, notamment des enfants.

Il y a donc ce problème JO. Je dis problème parce qu’il était prévu que le Karaté soit discipline olympique aux JO de Paris aussi. Et cela aurait permis qu’il soit discipline olympique sur plusieurs olympiades après... Or il y a eu un coup de poignard dans le dos de la part du comité d’organisation des JO qui a renié sa parole. Ils ont préféré choisir des sports plus mercantiles. Tokyo sera donc la première et dernière fois, si les JO de Tokyo ont lieu... C’est un scandale ! Mais même si cela aurait été une opportunité, on a toujours vécu sans les JO et on continuera à vivre sans. C’est juste dommage. Les compétitions de Karaté sont très belles à voir et spectaculaires, même pour le grand public.

(Q) Un mot de la fin ?

(R) Cette expérience m’a permis de progresser. Au niveau des outils pédagogiques puisqu’à présent je maîtrise la visio et les vidéos. Et au niveau du contenu puisque ça m’a permis de chercher d’autres exercices et formes de travail. Mais même si cela m’a fait progresser, j’aurais préféré que ça n’ait pas lieu.

Cela me manque d’enseigner dans une salle. Les outils que nous utilisons en ce moment sont par défaut. Mais je me rends compte que dans un contexte redevenu normal, si par exemple je dois m’absenter parce que je suis parti en compétition ou en stage, on pourrait très bien faire cours en visio ponctuellement.

Mais avant, j’attends avec impatience le retour de tout le monde sur les tatamis !

 

(1) L'ARP dans le 13e où j'ai débuté, le club Recherche Loisir dans le 10e, la structure Lutèce Karaté-do, un club de Karaté de la ville d'Antony ainsi qu'un club d'entreprise à Gennevilliers

(2) Shotokan Karate-do International Federation

(3) Yamina Yidiri est pratiquante de Karaté et élève de Yves Jamet depuis ses 8 ans. Actuellement 3e dan, elle participe régulièrement aux compétitions combat et kata. Elle donne des cours depuis 2010 au sein de Lutèce Karaté-do où elle devient salariée à temps partiel en 2018.

 

Interview réalisée par Bethsabée, Victor et Eric, janvier 2021

@Lutece-Karate-Do