Entretien avec Julien Dubergey

Julien Dubergey lors du stage d’Hitohira Saito Sensei à Paris en 2017

Pratique en temps de COVID : interview de Julien Dubergey, professeur d’Aikido au dojo Tenchi à Paris

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(Q) Pouvez-vous vous présenter ?

(R) Je m’appelle Julien Dubergey, je suis professeur d'Aikido et éducateur sportif depuis 2004 au sein de l’association Tenchi, à Paris. Je m’occupe aussi du dojo et de tout ce que cela implique, gestion administrative, gestion des partenaires, entretien du lieu, etc.

J’ai démarré l'Aikido en 1986 chez un élève de Daniel Martin. J'ai rejoint le dojo "central" de Daniel (rue des Petits Hôtels) en septembre 1987.

Je suis 4e Dan UFA et 5e Dan Iwama. J'ai passé le Brevet d'État d'Éducateur Sportif - option Aikido en 1999 et ai obtenu le DEJEPS(1) en 2011.

En parallèle de ma pratique de l’Aikido, J'ai démarré celle du Wing Tsun en 2004 avec Dai Sifu Serge Parisi. J'ai obtenu le premier grade d'entraîneur en 2011. Je suis également détenteur du Diplôme de Moniteur Fédéral - Mention Wushu (Arts Martiaux chinois et disciplines associées).

Je suis également coureur à pied depuis une quinzaine d'années (sur route et trail) et suis en cours de formation pour devenir entraîneur dans ce domaine. J'affectionne de plus en plus les longues distances.

(Q) Pouvez-vous nous présenter le dojo Tenchi où vous enseignez ?

(R) Les membres fondateurs de Tenchi étaient des élèves de Daniel Martin. Fin 1997, on a commencé à envisager l’association qui a été fondée en janvier 1998 suite à notre départ du dojo de Daniel. On avait envie de faire quelque chose ensemble et de poursuivre cette pratique Iwama qui n’était pas forcément celle vers laquelle notre ancien professeur voulait se tourner. Ça a été un des facteurs, avec le fait que des personnes étaient prêtes à nous suivre. Et donc à l’initiative entre autres, de Paul, Rémi et moi en tant qu’enseignants ainsi qu’un petit groupe de chez Daniel Martin, on a démarré Tenchi en trouvant un premier dojo de Judo près de la Porte de la Chapelle où on avait obtenu un ou deux créneaux par semaine.

Julien Dubergey et Daniel Toutain, après la pratique des armes à Iwama en 1996

Mon premier séjour à Iwama en 1996 a changé beaucoup de choses. Daniel Martin avait été élève de Saito Sensei qui enseigne le style Iwama. Mais son premier maître était maître Noro et il nous présentait un mélange des deux, ce que je ne savais pas avant d’aller à Iwama. En confrontant l’Aikido à des personnes de mon entourage par exemple, l’image qui en était renvoyée était celle d’un art martial proche d’une danse, de quelque chose de très chorégraphié que j’appréciais mais ça a fini par me poser un souci. À Iwama j’ai vu quelque chose de plus concret, de plus réaliste peut-être, une vision de la pratique qui me convenait mieux et me convient encore aujourd’hui, c’est pour cela que j’ai continué.

C’est aussi lors de mon séjour à Iwama que j’ai rencontré Daniel Toutain qui commençait à être l’élève français le plus proche de maître Saito. Il avait déjà des élèves en Ile-de-France et allait faire des stages mensuels notamment à Villejust auxquels on était les bienvenus. C’est comme ça qu’on a suivi Daniel Toutain un certain temps. À l’époque il est venu donner un stage gratuitement chez nous. Il nous a beaucoup aidé.

Petit à petit, on a développé notre groupe. Au départ, je n’enseignais pas, il y avait trop peu de créneaux et j’avais surtout envie de pratiquer. On est resté environ deux ans dans ce premier dojo. Puis on a trouvé un lieu dans le Marais où on est aussi resté deux ans environ. On y a eu plus de créneaux et le groupe s’est considérablement agrandi avec 40, 50 élèves. C’est à cette période que nous avons rencontré Françoise Weidmann qui y donnait des cours de Kinomichi, son groupe est aujourd’hui encore un des partenaires de notre association.

Aujourd’hui le dojo c’est... enfin je vais rester sur l’année 2019-2020, l’année 2020-2021 étant très particulière et pas forcément représentative. Pour la saison 2019-2020, Tenchi représentait environ 136 adhérents, à peu près moitié adultes et moitié enfants. L’association telle qu’elle est aujourd’hui, a un fonctionnement démocratique. La voix des enseignants est déterminante sur certains sujets comme la pédagogie, mais il y a un CA qui se réunit régulièrement, un bureau, et une assemblée générale annuelle avec tous les adhérents. On échange plutôt bien dans tous ces différents espaces.

Démonstration au dojo Tenchi, 2005

(Q) Depuis mars 2020, la crise du COVID-19 a mis à rude épreuve la pratique de l’Aikido. Pouvez-vous nous dire plus précisément comment cela a affecté l’organisation de votre dojo ainsi que votre pratique ?

(R) On peut dire que 2020 est une belle année de merde ! C’est dur. Mais je pense qu’on a fait notre possible pour maintenir le lien entre les adhérents et un semblant de pratique dès que cela a été permis. On s’est adapté à la situation en créant un protocole sanitaire qui tient la route... On a fait tout ce que l’on pouvait faire dans ce domaine. Ce deuxième confinement met à nouveau un coup d’arrêt à la pratique. Il faudrait que le "stop and go" s’arrête. Si on doit reprendre en janvier et arrêter au mois de mars ce sera encore plus difficile... J’en viens à me dire qu’il vaudrait mieux que la coupure soit plus longue et qu’on soit sûrs de pouvoir reprendre de manière stable. On a bien vu que la rentrée de septembre était plutôt bonne malgré les circonstances. Si on reprend fin janvier, il va falloir un petit peu de temps pour que ça reprenne et se mette en place. Si au bout d’un mois ça fonctionne mais qu’on est dans une troisième vague avec un nouveau coup d’arrêt, je pense que ça va être assez terrible pour toutes les associations.

La première vague et le premier confinement c’était quelque chose auquel on n’avait jamais été confronté. A titre personnel, pouvoir maintenir un lien avec le plus grand nombre d’élèves possible était la priorité. Alors, avec mon vieux téléphone j’ai appelé plusieurs personnes pour savoir comment elles allaient étant donné les circonstances. La pratique ne me semblait pas, dans ce premier temps, le principal. Tout s’arrêtait et l’essentiel était de savoir si les gens allaient bien. C’est ce vers quoi je suis allé.

Il y a aussi eu la mise en place d’un forum en ligne, un outil qui a été très utile pour échanger avec autant d’adhérents que possible en partageant des nouvelles, des questions, des vidéos... L’aspect communautaire du dojo était au premier plan. Il y a cette dimension qui est centrale, des amitiés de longues dates, des liens forts. Hormis ma famille, ce sont les personnes avec qui je passe le plus de temps depuis une vingtaine d’années. Ce n’est pas rien. On connaît la vie des uns et des autres. Ce lien fait qu’on est là aujourd’hui. Les relations qui se sont tissées entre les gens au sein de Tenchi sont essentielles. On n’est pas juste une usine à faire de l'Aikido. Et c’est ce qui émerge quand tout s’arrête.

Dans un deuxième temps, aussi parce que je voyais ce qui se faisait sur les réseaux sociaux, il nous fallait un projet fédérateur. Faire une vidéo de moi dans mon jardin, que je n’ai pas d'ailleurs, ne me paraissait pas avoir grand intérêt. Mais un thème et un média fédérateur me semblait important. Quand j’ai vu la vidéo des danseurs de l’Opéra de Paris, je me suis dit qu’on pourrait faire quelque chose de semblable dans le domaine de l’Aikido... Et donc on a fait cette vidéo qui a plutôt bien marché. On a réussi un projet ensemble, chacun de son côté. Le résultat est touchant et montre ce que pouvait faire un certain nombre de personnes dans les conditions du confinement(2).

Pratique masquée au dojo à la rentrée 2020

Dès qu'on a pu reprendre des cours en extérieur on l’a fait, avec masque d’abord à 10 maximum puis on avançait à vue, selon les recommandations officielles. Dès qu’on a pu ré-ouvrir le dojo (pour les adultes et les enfants), on l’a fait. On a mis en place un protocole sanitaire clair et solide (masque durant la pratique, désinfection avant entre et après les cours...). On a pu reprendre en septembre, puis 3 semaines plus tard on a dû s’adapter et revenir aux cours en extérieur. Ensuite le couvre-feu a été instauré, on a dû changer nos horaires. Les cours enfants ont été maintenus jusqu’à la Toussaint avec un stage pendant les vacances scolaires, puis on a été obligé de s'arrêter à nouveau...

Pour le deuxième confinement, les préoccupations se sont tournées vers les commerces, les restaurants, et le sport qui a été effectivement très fortement touché. Et c’est une bonne chose puisque ça a pu débloquer des aides et mettre le sport plus en avant. Ce qu’on a fait lors du premier confinement se justifiait moins puisque les gens continuaient de travailler et d’être actifs. La question était donc "comment continuer à pratiquer ?". D’où le fait, même si je ne suis pas très à l’aise avec ces outils, de faire des vidéos pour nos élèves.

(Q) Lorsque la pratique collective au dojo n’est plus possible comme au printemps dernier et en ce moment, proposez-vous des alternatives aux pratiquants et si oui, lesquelles ?

Pratique en extérieur lors d’un stage dans le Tarn, 2019

(R) Cette épidémie a modifié le rapport entre les gens, notamment dans le contact. Dans l’Aikido, on se touche et on est proche. Lorsque l’on a repris en intérieur, il y a eu le souci de protéger les adhérents en étant rigoureux avec un protocole sanitaire à nous avec le masque obligatoire durant la pratique. Je pense qu’on a bien fait. Et je pense que c’est ce qu’on va devoir faire quand on va reprendre en janvier. Avec le masque, par souci de protéger le groupe.

Qu’est-ce qu’on perd à pratiquer avec le masque ? À mon avis, pas grand-chose étant données les circonstances. Avec ou sans masque, en termes de ce qui nous est imposé et la nécessité de protéger les adhérents, l’essentiel de ce que l’on perd est lié à l’épidémie et non au fait de porter le masque. On est juste obligé en tant qu’enseignant et pratiquant de ne pas élever le niveau de pratique en intensité. Aussi en raison des effets sur la respiration et son lien avec la propagation du virus.

(Q) Un certain nombre de professeurs ont fait appel à des vidéos et/ou des cours en ligne afin de maintenir la pratique et de s’adapter aux limitations de la situation. Que pensez-vous de cet outil ?

(R) Je comprends ces initiatives mais, à titre personnel, je préfère maintenir un lien dans un premier temps et investir toute mon énergie dans les solutions qui permettent le présentiel dans un second. L'Aikido est avant tout une discipline de contact.

C’est probablement mon côté "old school"... Plus largement cela dessine un monde qui ne me plait pas, qui m'effraie d'une certaine manière. Et qui pourrait très bien être validé par le plus grand nombre : "pourquoi faire en présentiel alors qu’on a des outils qui nous permettent de faire ça chez soi ?". Je pense que c’est le risque. Je n’ai pas envie de ça ou je vais y aller en freinant des quatre fers, c’est sûr... En tant qu’enseignant, ces outils me font perdre les corrections précises, le contact, le toucher. Avec les cours en ligne, c’est compliqué de corriger les élèves, pour de multiples raisons.

Enfin je reste très attaché à la notion réelle (et non pas virtuelle) de dojo.

(Q) Quels sont les enjeux en cette période ?

Démonstration au forum des associations du Xe  arrondissement, 2016

(R) Pour le premier confinement, l’enjeu était le lien, ça s’arrêtait là. A titre personnel, c’était aussi essayer de se maintenir en forme et recommander de se maintenir en forme.

A présent, l’enjeu est de reprendre la pratique comme en septembre. Si tout va bien on recommencera doucement en intérieur, pour tout le monde. La première étape sera de vérifier que les gens n’ont pas trop perdu physiquement.

Pour les enfants, je pense qu’ils vivent le deuxième confinement très différemment du premier... On aura arrêté deux mois et repris. Ça ne changera pas trop la donne pour eux. On s’était fixé de passer des grades en fin d’année, je vais les relancer là-dessus et idem pour les adultes.

Je pense que cette crise a mis en avant le fait que l’activité physique est une chose absolument essentielle pour la santé physique et mentale. La pratique sera remise en place dès que possible pour nous, en intérieur, ou en extérieur. Forcément tout le monde aura perdu au niveau technique et physique, les professeurs y compris. Mais ce n’est pas pour autant une expérience à perte puisqu’elle nous apprend des choses. Moi ça faisait quasiment 30 ans que je n’avais pas aussi peu utilisé mon corps. Ça présente quelques avantages d’ailleurs. C’est reposant... mais c’est bon là, je me suis bien reposé !

(Q) Après la crise, quelles sont les perspectives que vous envisagez pour la pratique de l'Aikido en général et pour votre association en particulier ?

(R) A court terme, mon objectif est de me focaliser plus sur les débutants et de faire en sorte que les personnes qui voulaient commencer ou qui venaient de commencer en septembre reviennent et accrochent encore plus. Je voudrais aussi que les plus anciens aient toujours leur projet de passage de grade en fin d’année.

D’ici quelques mois, nous devrons quitter notre salle. J’espère qu’à moyen terme on en retrouvera une. J’ai été gâté et habitué à travailler essentiellement dans des dojos. Je pousserai pour qu’on investisse un lieu très certainement plus modeste mais qu’on ait un dojo à nous. De toute manière, en quittant notre dojo actuel, il faudra recommencer. Mais je préfère cela, recommencer dans un vrai dojo ailleurs que de travailler dans quatre structures municipales différentes... J’ai toujours fait ça. Et je pense que pour faire fonctionner un groupe cela change énormément la donne d’avoir un dojo à nous.

Pratique masquée au parc de Vincennes, été 2020

A présent, le plus important dans ma pratique est l’enseignement. Je n’ai aucun mal à accepter qu’une personne beaucoup plus jeune que moi mais qui a consacré sa vie à cette discipline m’apprenne. Techniquement, j’ai beaucoup de choses à apprendre. C’est logique. Waka sensei (Yasuhiro Saito), et Hitohira Saito, baignent dedans depuis leurs naissances.

Je continue à essayer de m’améliorer techniquement, mais mon principal objectif dans la pratique de l’Aikido est la transmission. Et c’est par elle que j’apprends. C’est un des autres éléments essentiels pour que la pratique perdure. Je ne suis qu’un maillon dans cette transmission.

"C’était mieux avant", je déteste ce discours. Ce n’était pas mieux avant, c’était juste différent. Il est sûr que l’époque que j’ai connue était une époque où il était beaucoup plus facile d’envisager de devenir professeur d’Aikido et d’en faire un métier, pour plein de raisons. Parce que l’Aikido était en vogue, avec plus de pratiquant, beaucoup de professeurs, une dynamique qu’il n’y a plus aujourd’hui et même socialement c’était plus facile de trouver un travail. Ce n’était pas le même contexte social que maintenant.

A propos de l'intensité de la pratique, certains disent aussi "c'était mieux avant"... Je trouve que l’intensité qu’on parvient à mettre maintenant dans certains cours est trois fois plus grande que ce qu’on faisait avant. On a des connaissances en plus aussi, en ce qui concerne les sciences qui naviguent autour du sport : on a fait énormément de progrès et on est en capacité, nous enseignants, maintenant, de mieux accompagner nos élèves pour qu’ils ne se blessent pas. Je pense qu’on a fait beaucoup de progrès sur ce point-là et heureusement. Parce que la santé va être l’objet d’une réflexion que je trouve essentielle : comment utiliser la pratique de l’Aikido comme activité physique et sportive qui permette d’accueillir des publics avec des pathologies diverses et variées. Cela va d’ailleurs être l’objet d’une formation que je vais suivre. C’est un projet à court et moyen terme à mettre en place. Et c’est une des pistes pour que l’Aikido reste une discipline vivante dans les années à venir.

Enseigner me manque. J’adore enseigner. En présentiel !

 

(1) Diplôme d’État de la Jeunesse, de l’Éducation Populaire et du Sport – Spécialité Perfectionnement sportif – Mention Aikido, Aikibudo et Disciplines Associées

(2) Un grand merci aux participants et à Yohann pour le montage

 

Interview réalisée par Bethsabée, Victor et Antoine, décembre 2020.