Entretien avec Tristão da Cunha Shihan

À l’occasion du stage organisé par l’association Tenchi à Noisy-le-Sec les 18 et 19 avril 2015, Tristão da Cunha Shihan, 7ème dan, élève très proche de Morihiro Saito Sensei et de Hitohira Saito Sensei, a eu la gentillesse de répondre à quelques-unes de nos questions.

Portrait de Tristao Da Cunha

(Q) Quand et comment avez-vous commencé l’aikido ?

(R) Ma vie aikido ? Elle a commencé en Australie, alors que je faisais des études à l’université qui, bien sûr, n’avaient rien à voir avec l’aikido. J’habitais en banlieue très loin du centre-ville chez mon oncle et ma tante... Les maisons du quartier commençaient à être attaqués par des gens qui y pénétraient, y faisaient des graffitis, mangeaient la nourriture, détruisaient tout... J’avais un peu peur parce que j’étais seul, mon oncle et ma tante étaient partis pour un long voyage... j’avais peur pour leur maison et aussi pour moi... Alors j’ai voulu apprendre un art martial. J’ai cherché dans les pages jaunes – à l’époque, il n’y avait pas Internet. Je voulais faire du kung-fu parce que j’aimais les films de Jackie Chan et, pour kung-fu, on nous disait de regarder à Art martial, et le premier était aikido. Je me suis souvenu qu’un des professeurs de ma mère – elle avait été judoka en Afrique et aussi au Portugal, pendant de très nombreuses années – lui avait donné un livre sur le style Tomiki et parfois mes frères et moi on s’amusait à en essayer les techniques... Je me suis donc dit : "Eh bien, voyons ce que c’est que cet aikido." Un des plus importants dojos se trouvait dans mon université, j’avais simplement à traverser le campus jusqu’au centre sportif. Alors, je me suis inscrit... Non, en fait, j’ai d’abord regardé un cours... J’étais très timide et le professeur m’a dit : "Et si tu revenais essayer ?"

(Q) Quel âge aviez-vous ?

(R) 19, 20 ans. Donc, étant très timide, j’ai répondu "oui" et je suis revenu. Le cours ne m’a pas plu, parce que ça ne ressemblait pas à de la self-defense et je voulais faire de la self-defense. Quelque chose d’utile... mais je suis quand même resté parce que je n’osais pas dire non. Comme je le disais, j’étais timide, incapable de dire non. Donc, après un mois, je crois, un autre élève du dojo est venu me voir pour me proposer un cours d’armes le week-end suivant. J’ai été surpris. "Il y a des armes à l’aikido ?" "Oui, oui. Un professeur vient du Japon et il va nous donner un cours. Si tu veux participer, c’est gratuit." Si c’est gratuit, alors... (Rires.) J’y suis donc allé. C’était à l’autre bout de la ville, il fallait près d’une heure de train pour y arriver. J’ai aimé le cours, c’était très intéressant, j’ai aimé les armes. Après ça, ils se sont mis à faire du ta-jutsu, des techniques à mains nues, et là j’ai demandé : "Mais qu’est-ce qu’ils font ? Ce n’est pas de l’aikido. Ce n’est pas ce qu’on fait au dojo." "Ah mais c’est ça, l’aikido, ça vient d’Iwama, c’est le style d’O’Sensei." Je savais à peine qui était O’Sensei, je ne m’intéressais pas à l’histoire de l’aikido à l’époque. Voyant cela, le professeur est venu me dire qu’il ouvrait un cours tous les matins et il m’a proposé de venir. Et voilà comment j’ai commencé là-bas, à 7 heures du matin, de 7 à 8. Je devais me lever à 4 h 30, courir jusqu’à la gare, attraper le premier train puis attendre un changement pendant près d’une heure pour prendre un second train et arriver de justesse au dojo. J’ai donc fait ça pendant presque quatre ans. Ça devait être en 1980-1981. C’était un très bon professeur, qui expliquait les mouvements de façon très claire, j’ai beaucoup aimé ce cours. Et puis, l’avantage, c’est que la plupart du temps, il n’y avait que moi : personne ne voulait se lever aussi tôt. (Rires.) J’attendais le professeur dehors, il arrivait, on nettoyait le dojo puis on s’entraînait ensemble, rien que tous les deux, la plupart du temps...

(Q) Tous les jours ?

Tristao Da Cunha au stage d'avril 2015

(R) Tous les jours... sauf le samedi et le dimanche. Le samedi, on avait un cours d’armes le matin, et le dimanche... le dimanche... Parfois oui, parfois non... je ne me rappelle plus bien. C’était, bien sûr, un emploi du temps très dur pour moi. Me réveiller à 4 h 30... et le soir, il fallait étudier. (Rires.) Mais bon, voilà comment j’ai commencé. Ensuite, je suis allé retrouver mes parents en République dominicaine. Au bout d’un moment, je suis rentré au Portugal où je me suis entraîné dans plusieurs dojos. Finalement, en 1986, j’ai eu l’occasion de partir à Iwama et j’ai décidé d’y aller contre l’avis de nombreux professeurs au Portugal. "C’est un entraînement très dur, ils vont te tuer, etc." Moi, je répondais : "C’est mon corps." J’avais déjà vu Saito Sensei trois... non, quatre fois. Il fallait en ce temps-là avoir une introduction pour pouvoir aller à Iwama. J’ai réussi à en avoir deux. (Rires.) Une de mon professeur et l’autre de Tamura Sensei. Car, à un stage, Saito Sensei avait dit qu’il fallait demander à Tamura Sensei. Celui-ci a été très gentil de me la donner. Mais deux introductions, c’était trop... (Rires.)

(Q) Et combien de temps êtes-vous resté cette première fois ?

(R) Six mois, peut-être. C’était très bien... enfin... jusqu’au cinquième mois, non, jusqu’au quatrième, j’ai détesté. Mais j’avais payé et je n’avais pas les moyens de partir. Alors, je suis resté. J’étais pétrifié devant Saito Sensei. Il était très, très méchant à l’époque, il était à son sommet, avec une telle puissance... Il criait souvent, sa voix était si forte qu’on avait l’impression qu’elle entrait en vous pour vous détruire. Mais le soir, pendant les "partys", c’était merveilleux. J’étais très content. Et donc, à partir du cinquième mois, j’ai commencé à vraiment apprécier. J’étais trop jeune... il fallait absorber tout ça. J’ai fini par comprendre qu’il fallait juste s’entraîner et acquérir les techniques. Et finalement, quand j’ai enfin été vraiment heureux là-bas, il a fallu repartir...

(Q) Ce qu’il fallait absorber ?

(R) À l’époque, c’était très rigoureux... Aujourd’hui, c’est encore très rigoureux mais, à l’époque, Saito Sensei ne laissait rien passer. Il tenait tellement à préserver les techniques. Et puis, la vie aussi était très dure. Par exemple, il ouvrait nos placards pour voir si tout était bien rangé, car un uchi-deshi [un élève interne au dojo] devait toujours être capable de partir dans les dix minutes. Vous n’aviez pas deux jours pour préparer vos affaires. Ça aussi, c’était un test. Tout devait être réglé en dix minutes. Et s’il vous fallait moins que ça, c’était encore mieux. Ce genre de choses arrivait sans cesse... Les toilettes, il vérifiait les toilettes pour voir s’il y avait des fleurs. Le yin et le yang, vous voyez. Les endroits sales, il fallait y mettre de jolies choses. Tous ces petits détails étaient très importants pour Sensei. Le jardinage, travailler à la ferme avec lui... Tout, il fallait tout apprendre, connaître. Il disait : "Demain, nous partons à neuf heures." Mais non, il fallait être prêt à sept heures, car il arrivait à huit heures. Il fallait toujours anticiper, être en avance d’un temps. Pour moi, au début, c’était très difficile, même si je viens d’une famille traditionnelle où nous avions une façon de penser très similaire. Mais Saito Sensei exerçait un pouvoir incroyable, et c’était pareil pour les techniques. Il fallait les comprendre sur le champ, sinon il arrêtait le cours, vous faisait passer devant tout le monde et il vous hurlait dessus. Alors, on se disait qu’il fallait reproduire les techniques exactement comme lui, pour qu’il arrête de crier. C’était ainsi. Au bout de cinq, six mois, j’étais beaucoup plus tranquille avec tout ça. J’appréciais juste de voir les autres se faire engueuler. (Rires.)

(Q) Et comment s’est passé le retour au Portugal ? Beaucoup de choses avaient changé pour vous...

Tristao Da Cunha au stage d'avril 2015

(R) Oui, oui... en fait, je faisais déjà de l’Iwama Style ou O’Sensei’s Style, comme on disait à l’époque... mais tout était au sein de l’Aikikai. Au Portugal, avant d’aller à Iwama, je m’entraînais avec différents groupes, avec différents professeurs qui tous appartenaient à l’Aikikai, je connaissais donc le Hombu Style, ces autres façons de pratiquer. Quand je suis rentré au Portugal, Sensei m’a donné... comment dire... la mission d’ouvrir un dojo. Un dojo Iwama Style. Et il m’en a même donné le nom : Portugal Aikishurendojo. Tous les jours, avant les cours, nous avions l’habitude de masser Sensei. Nous étions cinq à lui masser le dos, les épaules, les jambes... Un jour, pendant une de ces séances, Sensei s’est mis à marmonner : "Aikishurendojo... damé(1) ! damé !" ou "Aikishurendojo Portugal... damé ! damé !". Ça faisait beaucoup de damé. (Rires.) Et puis il a dit : "Portugal Aikishurendojo, oui !" Alors, j’ai demandé – il y avait un traducteur – en chuchotant : "Mais de quoi parle-t-il ?" Il m’a répondu en chuchotant lui aussi : "Je te le dirai plus tard." Et plus tard donc : "Sensei vient de donner le nom de ton dojo." "Quel dojo ? Je n’ai pas de dojo". "Eh bien, maintenant, tu dois en avoir un." Et donc, Sensei m’a offert un shikishi, un parchemin avec ce nom Portugal Aikishurendojo écrit dessus et il m’a dit de rentrer ouvrir mon propre dojo afin de préserver ces techniques. Mes amis au Portugal, quand je le leur ai annoncé... ils ont été très, très en colère. "Tu es un traître !" Et moi, je répondais : "Pourquoi ? J’ai toujours dit que je voulais suivre Saito Sensei." J’ai donc ouvert mon dojo et, dix ans plus tard, c’est devenu l’un des plus grands du Portugal. Et de nombreuses écoles et de nombreux dojos se sont ouverts ensuite grâce à lui. Il y avait beaucoup de monde aux cours, tout le monde était désireux d’apprendre. C’était très intéressant à l’époque, j’étais très jeune, plein d’énergie.

(Q) Et comment avez-vous réussi à avoir votre propre salle ?

(R) D’abord, je suis allé à l’université. J’ai demandé s’ils avaient des locaux, des tatamis. Au Portugal, ces lieux sont gérés par des associations d’étudiants. Ils ont été ravis que je veuille enseigner ici. Ils m’ont dit : "Oh oui, merci, vous pouvez l’utiliser", mais, en fait, ils n’avaient pas de tatamis ; juste des tapis de gym. Donc, on pratiquait là-dessus. Puis, j’ai acheté 4, non, 6 tatamis qu’on installait avant les cours. Ça a duré comme ça pendant trois ou quatre ans, puis j’ai pu aller dans une salle qui avait déjà des tatamis. C’était un endroit très vieux, qui existe encore maintenant mais qui a été transformé en musée. Nous y sommes restés vingt-six ans, toujours de la même façon, avec une association d’étudiants... C’était intéressant, car on était au dernier étage, une très vieille salle avec les fenêtres ouvertes et les pigeons qui entraient et sortaient tout le temps et qui chiaient partout. Quand je donnais les cours, je devais faire attention à ne pas en avoir un au-dessus de ma tête. (Rires). Et puis, finalement, ce dojo a fermé. Nous avons été les derniers à l’utiliser. Toutes les activités avaient quitté l’immeuble et les gens du musée sont venus nous dire : "S’il vous plaît, vous pourriez partir ?" (Rires.)

(Q) J’imagine qu’en ce temps-là vous retourniez à Iwama très souvent ?

(R) Au début, j’allais aux stages de Saito Sensei en Europe et puis, je ne sais plus au bout de combien de temps, j’ai commencé à y aller chaque année... chaque année... chaque année. Pour un mois. À moins qu’il n’y ait un événement spécial à Iwama, et alors là j’y allais pour des périodes plus courtes. Mais j’essayais toujours d’y aller un mois, un mois, un mois... Puis, en 2000-2001, j’y suis resté un an et trois mois... C’est la plus longue période que j’ai passée là-bas.

(Q) Juste avant... ?

(R) Oui, juste avant que Sensei ne soit paralysé. Non, en fait, ça s’est passé un peu plus tard. J’étais revenu au Portugal et quand j’ai appris la nouvelle, je suis retourné à Iwama. Nous avons sorti Sensei de l’hôpital... Il y avait Simon Harris d’Australie, Rye Kajiwara d’Osaka et nous l’avons fait sortir, il était inutile qu’il y reste, il était paralysé, il ne pouvait plus bouger. Nous l’avons ramené dans sa maison et c’est après cela que j’ai reçu un coup de téléphone me disant que mon oncle avait un cancer du cerveau. Nous devions, Rye Kajiwara Sensei et moi nous occuper de la toilette de Saito Sensei et, alors que nous faisions cela, un jour Saito Sensei a dit : "Ton oncle est malade, c’est un cancer du cerveau, tu dois rentrer..." J’ai protesté, il avait ma famille pour l’aider, mais il a insisté : "Non. Vas-y. Vas-y, je t’attendrai"... comme pour me dire qu’il n’allait pas mourir en mon absence. Il m’a forcé à partir... Malheureusement il est mort alors que j’étais au Portugal, je n’étais donc pas présent à ce moment-là. Mais cette période à Iwama avant mon départ a été très intéressante... Parce que tout le monde savait qu’il y avait une limite à sa vie. Un très ancien élève de Saito Sensei, Jordan Kramer, médecin à San Francisco, lui donnait au maximum six mois... j’ai pensé qu’il fallait commencer à prévenir les gens. Je suis donc allé voir Hitohira Sensei, le fils de Saito Sensei, et il a été d’accord : "Oui, j’appelle les Japonais et vous vous chargez des autres dans le monde entier." C’est ce que nous avons fait et, petit à petit, tout le monde est venu à Iwama dire au revoir à Saito Sensei. C’était émouvant et, en même temps, très drôle car Saito Sensei n’a jamais perdu son esprit, sa bonne humeur... Il ne criait plus du tout, il était toujours de bonne humeur. Il faisait rire tout le monde... depuis son lit. C’était très intéressant d’entendre ce qu’il disait à chacun. Et c’est donc ainsi que j’ai vu Sensei pour la dernière fois.

(Q) Vous avez été témoin de la transition entre Morihiro Saito Sensei et son fils, Hitohira Saito Sensei ?

(R) Oui. À la mort de Saito Sensei, Hitohira Sensei a pris la suite en tant que dojo-cho [du dojo historique d'Iwama]. Il l’est resté pendant peut-être un an avant de transmettre les clés au doshu, Moriteru Ueshiba Sensei (petit-fils d’O’Sensei). Cela devait se passer ainsi. Je pense que Saito Sensei avait tout préparé. C’était aussi un véritable génie de la stratégie, il voyait les choses venir de très loin, il voyait le futur. Il a donc préparé le chemin pour son fils. Quel est le père qui ne prépare pas le chemin pour son fils ? Quel est le père qui ne prend pas soin de son fils ? O’Sensei a pris soin de Kishomaru Sensei afin qu’il devienne le dojo-cho, n’est-ce pas ? Le doshu. Si O’Sensei l’a fait pour son fils, pourquoi Saito Sensei ne l’aurait-il pas fait pour le sien ? Je ne connais pas de père qui n’en aurait pas fait autant... surtout dans le Budo. En fait, cela avait déjà commencé de son vivant. Les examens, par exemple, étaient tous assurés par Hitohira Sensei depuis un certain temps, sauf peut-être pour quelques personnes venant d’Europe ou alors, comment dire... pour des "gens importants". Mais la gestion quotidienne du dojo était assurée par Hitohira Sensei. Morihiro Sensei était "à la retraite" (rires), comme il disait. Il avait tout transmis à Hitohira Sensei. Il a tout très bien préparé. Depuis son lit, il disait toujours : "Suivez mon fils, s’il vous plaît. Aidez-le, car c’est quelqu’un de bien..." Et cette transition a été un succès. L’aikido d’Iwama s’est beaucoup développé en Amérique du Sud, en Europe (où les dojos sont toujours plus nombreux) et en Asie du Sud-Est où un travail extraordinaire a été accompli avec beaucoup, beaucoup, de professeurs. L'Iwama ShinShin Aiki Shurenkai qu’a créée Hitohira Sensei est devenue une organisation très forte et très connue. Et elle va continuer à grandir. Bien sûr, ce développement n’est pas sans poser de problème. Car l’aikido d’Iwama est un aikido familial, relié à la famille d’O’Sensei. Dans une organisation aussi vaste, on n’est pas toujours prêt à cela. Nous devons toujours faire en sorte que cet "esprit de famille" soit préservé. Pour que le chemin ne soit pas perdu. Il faut conserver ce "chemin", ce lien avec Iwama.

(Q) Comment envisagez-vous l’avenir de Dento Iwama Ryu(2) ?

Tristao Da Cunha au stage d'avril 2015

(R) Je pense que ça va continuer à grandir, car désormais d’excellents professeurs sont en train d’être formés, avec une très bonne technique, une technique très précise. Ce qui, dans les dernières années de Saito Sensei, n’était plus le cas. Les gens venaient juste pratiquer et Saito Sensei était déjà très malade, le cancer se répandait... Il ne pouvait pas bouger, il ne pouvait pas sauter, il marchait avec une canne. Mais il disait : "Ne faites pas comme moi, car mon corps ne peut pas suivre, j’ai mal aux genoux... Bondissez ! Faites de grands déplacements !" Quand Hitohira Sensei a pris le relais, immédiatement il a dit : "Faisons de l’aikido jeune : bondissons ! travaillons ! kokyu à fond, à fond ! kiai à fond !" C’était comme si une nouvelle vie venait d’entrer dans le dojo. Et, bien sûr, cela n’a pas plu à certaines personnes. Elles avaient peur de toute cette vigueur... Les cours d’Hitohira Sensei sont très vigoureux. Mais à cause de ça... comment dire... Et puis, il attache une extrême importance aux examens, à ce que doit savoir un shodan, un nidan, un sandan et un yondan ! Pour yondan, le niveau à Iwama est très, très élevé. Très élevé. Il faut connaître les techniques d’une façon extrêmement précise. Et même si de yondan à godan il n’y a plus d’examen, vous devez démontrer vos progrès, vous devez faire preuve d’une certaine personnalité et vous devez montrer le travail ! Les exigences sont strictes. Et tout le monde le sait : passer son grade devant Hitohira Sensei, c’est l’enfer ! (Rires). Et le résultat, c’est que de merveilleux professeurs sont formés. Et qu’ils continuent à travailler, à s’entraîner, y compris des professeurs de haut niveau. Donc, pour ce qui est de l’avenir, je ne me fais pas de souci. Car ces professeurs sont là et ils entretiennent de bonnes relations avec Iwama, et pas seulement avec Sensei mais aussi avec sa famille, ce qui est très important. Et puis, ils ont de bons amis là-bas, au Japon et partout ailleurs dans le monde. Donc, tout est là. Les fondations sont fortes, l’organisation est forte... Le futur devrait être bon. Les professeurs sont bons, les techniques sont bonnes, parfaites, très précises...

(Q) À quoi ressemble une de vos journées typiques au Portugal ?

(R) Mes journées ? Maintenant, étant plus vieux, je me réveille beaucoup plus tard. Je me lève à 5 h 45 et je me rends au dojo. Parfois, il y a des uchi-deshi et ils ont déjà commencé à faire le ménage, alors je les aide... S’il n’y en a pas, c’est moi qui m’en charge puis j’attends les élèves. Le premier cours est de 7 heures à 8 h 15, et ensuite il y a parfois un "cours libre" ou des cours de shuriken... ensuite, c’est la douche, le petit-déjeuner, mais après avoir nettoyé le dojo, bien sûr. Puis, on fait quelques travaux, car nous n’avons toujours pas fini de construire notre dojo actuel. Ensuite, j’ai beaucoup de travail, avec l’Amérique du Sud et l’Amérique centrale pour Sensei, pour Iwama Shinshin Aiki Shurenkai, et aussi pour Portugal Aikishurendojo. Et ensuite, c’est tout, je m’occupe un peu de ma famille, je vais voir ma tante qui est une très vieille dame maintenant... et puis le soir, à nouveau le cours de 19 heures à 20 h 15. J’enseigne aux enfants deux fois par semaine, le mardi et le samedi, et j’adore ça... car ils ont envie d’apprendre ; ils ont envie de jouer et ils ont envie d’apprendre. Aujourd’hui, au stage, j’ai fait l’échauffement des enfants qui est très, très fatiguant (rires), mais c’est bon, ça vous maintient en forme. Et voilà... Depuis cette année, non, pardon, depuis l’an dernier, je m’accorde une journée de "liberté" par semaine, parce qu’après trente ans d’aikido j’ai bien droit à une journée de repos. C’est le mardi. Mais bien sûr, ce n’est pas vraiment une journée de repos. Dès que j’ouvre mon ordinateur, il y a tous ces emails, tous ces gens qui demandent ci ou ça, comment fait-on pour joindre Sensei... Ah mamma mia ! (Rires.) Donc, je travaille à peu près huit heures et je décide que ça suffit. Je donne des stages aussi, ici au Portugal et beaucoup en Amérique du Sud. Et le soir, je vais me coucher vers 11 heures et le lendemain, ça recommence. C’est un moment agréable quand je me couche. Je lis peut-être une demi-heure... ça me détend.

(Q) Pendant le stage, vous avez dit que vous écrivez des poèmes ?

(R) Oui, j’en écris... surtout à propos du vin. (Rires.)

(Q) Du vin ?

Tristao Da Cunha au stage d'avril 2015

(R) Oui, le vin et tout ce qu’il y a autour. Je m’intéresse au fado : de nombreuses chansons parlent du vin. Le vin m’inspire... depuis très jeune. Nous vivions en Afrique à l’époque et nous venions au Portugal une fois par an. Ma famille avait une ferme pas très loin de Lisbonne et il y avait une immense cave... et je me souviens... j’avais cinq ans... je visitais cette cave et le sol était fait de ces grosses tuiles rouges et l’odeur du vin imprégnait tout... En entrant, je me suis dit : "Quelle merveilleuse odeur !" J’adorais cette odeur ! Et je me rappelle, il y avait un homme avec un gros nez rouge et il m’a dit : "Oh, menino(3), tu veux goûter ?" Moi, bien sûr, je voulais. Alors, il m’en a donné et, pouah ! c’était tellement amer ! Je ne voulais plus jamais goûter ce truc-là. Des années et des années plus tard, c’est à Iwama que j’ai rebu du vin... et pas mal d’autres liquides... (Rires.) Donc, vous me demandiez pour mes poésies... J’écris sur beaucoup de choses, pas vraiment sur l’aikido... l’aikido est tout, alors... je tiens un petit blog où j’écris sur tout ce que j’aime, tout ce qui m’intéresse... J’écris depuis très longtemps, depuis l’âge de seize ans... j’aime cette façon de s’exprimer... Je note mes idées... et si une idée me paraît bonne, je me dis : "OK, tu peux en faire une histoire." Oui, il faut remplir sa vie avec tout, pas juste avec l’entraînement au dojo. Saito Sensei disait que l’aikido n’est pas seulement une technique mais que c’est une culture japonaise, voilà pourquoi il nous apprenait à cuisiner... Comment couper les bambous, comment couper les... carottes. Il fallait apprendre à cuire la nourriture japonaise parce que ça faisait partie de l’aikido. Il tenait aussi à nous apprendre à travailler la terre, à jardiner... Cette idée : la terre, le ciel et les gens, ça forme un triangle. On en parlait souvent. Tout est important dans l’aikido. Pour moi, par exemple, l’aikido sans l’agriculture, ça n’existe pas. On a eu une aiki farm, une ferme aiki, pendant six ou sept ans et nous sommes en négociation pour en avoir une autre. Pour moi, c’est absolument nécessaire, cette idée de donner la vie. Comme takemusu, donner la vie. Qu’est-ce qui donne la vie en premier ? La terre. Donc, on ne peut pas dissocier l’aikido de l’agriculture. En ce moment, je peux juste m’occuper du jardin de ma tante... et aussi de quelques jardins publics... mais parfois mes voisins sont plus rapides que moi et ils prennent mes courgettes. (Rires.) Mais je continue... pour le plaisir d’expérimenter. Il faut que ce soit ainsi, il n’y a aucune rupture entre l’aikido et le travail de la terre. Tout comme le lien avec les enfants. La technique, l’agriculture, la cuisine, tout ça est lié. Si vous cuisinez, ça veut dire que vous avez une maison, un endroit où cuisiner... que vous avez une vie ! Il faut l’enrichir. Il y a de nombreuses façons d’enrichir sa vie... j’aimerais chanter, mais ma voix est abominable (rires). Il y a des tas d’autres façons, l’art, par exemple.

[...]

Quand on commence à travailler la terre, on se sent utile et on se sent bien. L’histoire d’O’Sensei est remplie d’agriculture... à Hokkaido, à Iwama. Il avait de tout : du riz, des vers à soie, des fruits, des légumes... tout le monde était très, très occupé et tout tournait autour de l’agriculture. C’est pareil aujourd’hui. Hitohira Sensei fait tout lui-même : il fait pousser son propre riz, son propre blé, il fait son propre saké, son propre pain, son propre miso, c’est incroyable... il a ses propres poulets... Aff ! Dès qu’il quitte le cours, il va travailler dans ses potagers. Ses mains sont toutes calleuses. C’est très important, tout le monde devrait relier l’aikido au travail de la ferme et à la cuisine. Le meilleur moyen de rendre ses amis heureux c’est de les inviter à manger et, ensemble, on peut goûter ce vin, on peut cuisiner ce poisson... ces pommes de terre qui viennent de mon jardin et ces œufs... Vous connaissez ce projet slow food qui est en train de se développer ? Manger de vrais légumes, des choses qu’on fait pousser soi-même et pas dans ces grosses fermes industrielles. Les faire cuire lentement, apprécier les saveurs. Sensei dit parfois que son aikido est du slow aikido. Il faut du temps, comme pour la nourriture, il faut du temps pour apprécier, développer kokyu. Nos techniques sont de bonnes techniques et il utilise ça : il les fait pousser lentement. C’est ce qui arrive avec ces professeurs dont je parlais tout à l’heure. Il faut du temps pour tout, vous comprenez, on ne fait pas pousser le blé en une nuit. Il faut attendre. Et tout ce qui est en train de pousser maintenant, c’est parce que Morihiro Sensei a gardé quelque chose en vie et que Hitohira Sensei l’a préservé. Et maintenant, ça se développe.

(1) Damé : non ! Un "non" très fort qu'on entend souvent à Iwama quand les techniques ne sont pas correctes et qui fait partie du "folklore" d’Iwama...

(2) Autre nom pour désigner l’aikido pratiqué à Iwama.

(3) Menino : garçon

Propos recueillis par Paul Benita

Crédits photos : Mathieu de Pasquale (portrait) et Aymeric Lepesant (photos du stage).